#MANAGEMENT – Dans RH INFO, l’auteur Vincent Berthelot, spécialiste des RH, propose une vision nuancée de l’entreprise libérée. Extraits.
Une utopie séduisante pour les salariés
La première attente des salariés dans leur travail, en effet, est la reconnaissance de leur supérieur hiérarchique, de leurs pairs ou directement du client. C’est bien cela qui donne du sens et l’envie de se lever chaque jour pour venir au travail. La possibilité conjointe d’avoir un travail intéressant, varié, avec des horaires souples permettant de concilier vie personnelle et vie privée, loin d’un petit chef tatillon leur permettrait de trouver – pourquoi pas ?– du plaisir à travailler ! Il est clair qu’à leurs yeux, le message de l’entreprise libérée est particulièrement attractif et bien formulé (notez que l’on ne parle pas du tout de salaire dans cette approche).
Une opportunité calculée pour les dirigeants
Pour les dirigeants, l’entreprise libérée est surtout celle qui libère les gisements de productivité.
Dans le meilleur des cas, leur vision d’un tel projet est celle d’une entreprise dans laquelle il fait bon de travailler, dans la confiance et l’autonomie, en misant sur l’intelligence de tous.
Dans l’option cynique, ils y voient un cheval de Troie d’un Lean management qui ne dit pas son nom. La mise en place officielle du Lean par la hiérarchie rencontre en effet très souvent une sérieuse opposition ; mais si vous parvenez à ce que ce soit les salariés eux-mêmes qui décident d’en mettre en place les conditions, à leur insu, alors vous avez tout gagné. Il y faut juste un peu de subtilité, façon Sun-Tzu. La « libération » se traduit rarement dans celle du nombre d’embauches et, malheureusement, cette libération s’accompagne souvent d’une réduction des effectifs.
Il s’agit de jouer sur la restauration de la motivation des salariés, de booster leur engagement. Il s’agit aussi de créer une dynamique : chacun peut travailler plus s’il est plus heureux, plus épanoui, trouvant dans ce travail bien autre chose que la torture du « tripalium ». Tout le monde est alors heureux… pendant un certain temps ! Car cette organisation est en fait beaucoup plus exigeante ; et s’il n’y a plus un contrôle aussi marqué de l’encadrement – qui éventuellement a su évoluer et garder sa place – il a été remplacé par un autocontrôle tangible (souvent normé) et par celui, plus pesant, de l’ensemble des collaborateurs entre eux.
Cela peut néanmoins fonctionner s’il y a la garantie d’un juste partage des richesses créées : car si l’on respecte vraiment l’idée de cette entreprise libérée, il faut alors aussi libérer l’usage des profits et les partager. Combien de salariés ont vu leur salaire augmenter significativement dans ces entreprises libérées, que ce soit par l’intéressement, les primes ou les salaires statutaires ? Quelle transparence est concrètement permise sur l’ensemble des salaires ? Sur la répartition des bénéfices ? (…)
Des managers et des responsables syndicaux malmenés
L’entreprise libérée veut se libérer du présupposé carcan des managers et des responsables syndicaux. Cela est certainement justifié pour certains, survivants pétrifiés du siècle dernier. Mais cela met en tractation directe les salariés et les dirigeants, sans corps intermédiaire, dans un contexte d’uberisation et de diminution des protections réglementaires. Encore combien de temps pour ce code du travail, les formes de contrat et rupture de travail ? Même notre gouvernement actuel a déclaré vouloir s’y attaquer !
Attention ! Une entreprise libérée n’est pas une SCOP ou une association ; cela reste une entreprise capitalistique avec des contrats de travail et liens de subordination, des profits et dividendes, une exigence de compétitivité soumise aux règles – ou plutôt à la dérégulation – du libéralisme globalisé. Les ouvriers de Harley Davidson aux Etats-Unis doivent encore s’en rappeler, après avoir travaillé selon ces méthodes, redressé le groupe dans les années 70-80, pour finalement revenir ensuite à une organisation bien traditionnelle avec un retour en force du Lean : un neo-taylorisme.
Pourtant l’entreprise libérée nous montre aussi que le dialogue social actuel hérité de l’après-guerre n’est plus compréhensible dans notre nouvel environnement économique ; il ne survit que par l’aide du législateur, mais en s’affaiblissant chaque jour un peu plus. Les responsables du dialogue social devraient innover et cesser d’ignorer ces changements qui replacent chaque individu en puissance d’acteur plus ou moins représentatif.(…)
(…) Il est temps de passer de l’entreprise libérée à l’entreprise transformée digitalement, socialement et économiquement. Il n’y a ni recette, ni process magiques pour y parvenir mais un partage d’une vision de cette transformation ayant du sens pour l’ensemble des acteurs avec en effet plus d’humilité, de simplicité et de partage.
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